Comment redécouvrir la saveur amère Gilles Corjon – L’amertume est une saveur qui n’a pas le vent en poupe dans notre alimentation quotidienne. L’industrie agro-alimentaire s’emploie à la faire disparaître et seuls quelques aliments font encore de la résistance tels que les artichauts, les endives , la chicorée , les agrumes comme le pamplemousse ou des boissons comme la bière et certains vins et cidres. Pourtant le goût amer est nécessaire pour stimuler nos sucs digestifs et améliorer le fonctionnement du foie et des voies biliaires. Au printemps, il est toujours possible de se tourner vers les « salades sauvages » pour enrichir notre palette gustative et éveiller notre palais. A quoi sert la gustation ? Le goût est le système sensoriel qui nous permet de mieux distinguer les sources énergétiques des aliments et d’exercer un contrôle sur la sureté et la qualité des aliments à ingérer. Au XIXème siècle, le physiologiste allemand Adolph Fick définissait les quatre saveurs fondamentales : le sucré, l’amer, l’acide et le salé. Il pensait qu’elles étaient liées à quatre types de récepteurs sensoriels et quatre localisations sur la langue, autrement dit qu’il y avait une zone de la langue associée à chaque saveur. On sait de nos jours que ce raisonnement est faux. Dans les années 1980, Annick Faurion, une neurobiologiste française a clairement démontré que chaque molécule sapide possède une saveur particulière reconnue spécifiquement par notre système nerveux. En d’autres termes, il n’y a pas quatre, voire cinq ( avec la saveur umami) saveurs fondamentales mais plutôt un continuum de saveurs et seulement quelques mots pour les décrire et les classer. Plus précisément, la plupart des scientifiques sont d’accord pour dire qu’il existe deux types de stimuli capables d’activer les récepteurs gustatifs : d’une part , les composés salés ou acides sont détectés à l’aide de canaux ioniques et d’autre part, la perception du sucré, de l’amer et umami passe par l’activation de récepteurs de type T1R ou T2R. Alors que la famille des récepteurs T1R responsables de la perception du sucré et de l’umami ne compte que trois membres, il existe chez l’homme 25 récepteurs de type T2R afin de reconnaître la multitude de composés amers existant dans la nature. Pourquoi la perception de l’amer est elle si importante ? D’un point de vue évolutif, la présence de récepteurs à la saveur sucrée et aux acides aminés a permis une reconnaissance des meilleurs sources alimentaires riches énergétiquement parlant, tandis que l’acidité permet d’apprécier le degré de maturité ou le degré de fermentation des fruits et de pouvoir ainsi les consommer au moment optimum pour faciliter la biodisponibilité de plusieurs précieux nutriments indispensables comme les vitamines ou les oligo-éléments. En ce qui concerne la saveur amère, on peut la considérer comme faisant partie d’un système d’alarme et de protection contre des composés potentiellement toxiques. L’immense majorité des composés amers provient du monde végétal. Pour se protéger contre les prédateurs herbivores, les plantes élaborent des substances de défense au goût dissuasif. Cependant, certains composés amers apparaissent lors de la transformation de certains aliments ( torréfaction du café) ou de la fermentation. Il est important de préciser que la saveur amère n’est pas liée à une seule famille de composés chimiques mais à de très nombreux composés : certains acides aminés, des phénols et des polyphénols comme les flavonones ( par exemple la naringine du pamplemousse) ou des procyanidines ( catéchines de cacao) des alcaloïdes comme la quinine ou la caféine des lactones et en particulier les lactones sesquiterpéniques trés représentées dans la famille botanique des Astéracées ( pissenlit, chicorée…) Il est aussi intéressant de souligner que, d’une part, le seuil de détection des molécules amères est beaucoup plus bas que pour les autres goûts et que, d’autre part, il existe des récepteurs à l’amertume situés ailleurs que dans la cavité buccale, notamment au niveau de la muqueuse gastrique ce qui pourrait favoriser des réflexes vomitifs en cas d’ingestion de substances toxiques. Toutefois, les changements de régime alimentaire qui se sont produits il y a environ 2 millions d’années chez les Hominidés ont réduit la pression de sélection liée aux récepteurs de type T2R. A cette époque, nos lointains ancêtres ont largement diversifié leur régime alimentaire pour devenir des omnivores et ainsi diminuer le risque d’exposition aux toxines d’origine végétale. Dès lors l’importance du goût amer va considérablement se réduire au cours des âges. De nos jours, il est frappant de constater qu’il existe de grandes différences de perception individuelle pour le goût amer. Cette variabilité pour un même composé est le plus souvent un caractère génétiquement acquis. La saveur amère dans les médecines traditionnelles En médecine ayurvédique ou en médecine traditionnelle chinoise, la saveur amère est le plus souvent associée à l’épreuve, au mouvement et à l’apprentissage. Si l’amer éveille le palais, tonifie les tissus et met en mouvement tous les fluides vitaux du corps, son excès est asséchant et durcissant ce qui peut nuire à la bonne santé du cœur. Ainsi, l’amer peut nous aider au discernement et au sens de la mesure. En herboristerie, nous recommandons un usage raisonné et souvent saisonnier de plusieurs plantes médicinales bien connues pour leur amertume comme le pissenlit, l’artichaut, le fumeterre ou la gentiane jaune. Au delà des propriétés hépatovésiculaires ou toniques de la digestion de ces plantes, l’introduction modérée de la saveur amère possède un effet correctif par rapport à certaines addictions. L’apprentissage de cette saveur liée au monde sauvage qu’il faut savoir « dompter » permet de développer et d’éveiller la curiosité, la fraîcheur et la vivacité de l’esprit, voire l’impertinence nécessaire dans un monde où dominent l’indolence, la manipulation et l’excès de goût sucré… Au printemps enrichissez votre assiette avec les salades sauvages L’habitude de récolter des salades sauvages au printemps pour « se purifier » ne s’est pas perdue et c’est l’occasion de se « frictionner » à nouveau avec la saveur amère, celle qui met nos sens en alerte. Il s’agit bien sûr d’un héritage coutumier. Dans les sociétés agraires d’autrefois, la nourriture hivernale peu diversifiée surtout chez les personnes les plus modestes ( pain, légumineuses, choux et salaisons) pouvait être à l’origine de troubles nutritionnels qui justifiaient pleinement le « nettoyage » du sang printanier. Bien sur, on pense immédiatement au pissenlit , mais êtes vous certain que ce que ces rosettes de feuilles découpées soient bien notre Taraxacum officinale appelé communément « dent de lion » ? Il est probable que vous ayez déjà consommé d’autres cousins du pissenlit sans le savoir, car au printemps il existe de nombreuses plantes au port semblable qui peuvent être consommées comme salades sauvages. Ces plantes appartiennent à des familles botaniques très différentes. Les plus fréquentes appartiennent à la famille des Brassicacées et à la famille des Astéracées. Chez nous en Dauphiné nous avons une plante proche du pissenlit que nous considérons comme la meilleure des salades sauvages ; c’est le célèbre saraméjou qui signifie en patois local « qui se sert à midi » .Dans le Languedoc, on l’appelle l’Arrucat . Il s’agit en fait de la barkhausie ou crépide à feuilles de pissenlit dont le nom scientifique est Crepis vesicaria subsp. taraxifolia . Elle se distingue du pissenlit par son aspect très velu. Les feuilles en rosette basale sont allongées et profondément découpées en lobes irrégulier. … bon appétit. Pour en savoir plus et apprendre à distinguer vos salades sauvages, je vous conseille de consulter ces ouvrages: – Marie Claude Paume : sauvages et comestibles ( Edisud) – Les Ecologistes de l’Euzière : les salades sauvages Gilles Corjon Docteur en pharmacie, herboriste Se soigner par les plantes – un livre plein d’enseignements pratiques écrit par Gilles corjon