Quand on n’a que l’amour… L’amour Philoteknos

330px-FemkeD2Photo WikipédiaDanièle Starenkyj©2016 www.publicationsorion.com
Le grec a su décliner l’amour en plusieurs mots – certes, j’ai séché sur les thèmes et versions de cette langue morte, mais je ne le regrette pas, maintenant que j’arrive encore à lire certains documents et à y reconnaître les mots que je cherche. Alors

oui, il y a :
L’amour agapè, l’amour transcendant, qui aime même son ennemi ; l’amour philéô qui aime d’amitié celui qui mérite d’être aimé ; l’amour éros qui désire le beau et le bon de l’autre pour soi ; l’amour stergein qui est l’amour parental fait d’endurance et de résignation ; et l’amour philoteknos, soit l’amour maternel, cet amour unique qui donne à la maman une joie profonde à être et rester avec son enfant, à le garder près d’elle, à répondre avec empressement à ses besoins.

Cet amour maternel particulier, qu’il soit court ou prolongé, imprime dans le cerveau de son bébé « le gène » du bonheur, celui qui construit la résilience, cette capacité de trouver au fond de nos souvenirs, même de nos souvenirs évanouis, le sourire, la caresse, le mot tendre qui nous permettront de rebondir quand la vie aura été cruelle envers nous (1).

Mes petits-enfants aiment jouer dans mon bureau. Là, tout près de ma table, je leur ai installé leur petite table avec de petites chaises et une étagère avec peintures à l’eau et pinceaux, crayons à colorier, feuilles pour dessiner, livres à colorier, ciseaux pour découper, etc.

Ils savent qu’ils peuvent me déranger autant qu’ils veulent, et confiants que je vais répondre à leurs questions, ils ne me dérangent guère ! Un jour, remarquant tous mes livres et mes documents empilés, ils m’ont demandé si j’avais aimé aller à l’école. « Oui, leur ai-je répondu, j’ai été à l’école dès la deuxième journée de ma vie. C’est pour ça que grand-maman ne s’est jamais arrêtée d’étudier, et qu’elle n’arrêtera pas de le faire. » Totalement incrédules, ils m’ont pressée de questions.

Et pourtant, c’est bien vrai. Ma maman était institutrice. Enceinte de moi, elle avait continué à enseigner dans une petite école d’une classe à niveaux multiples avec une vingtaine d’élèves de six à quatorze ans. (Lors d’une tournée de conférences en France, il y a une trentaine d’années, j’ai rencontré quelques-uns des grands gaillards qui l’avait fréquentée, et ils m’ont dit garder de ma mère un souvenir ineffaçable alors qu’il lui devait d’avoir découvert leur vocation.) Maman a accouché un samedi, jour férié dans cette école, et le lundi matin… j’étais à l’école moi aussi ! Elle m’avait placée dans un couffin rangé sous son grand pupitre de maîtresse d’école d’autrefois. Dès qu’elle m’entendait faire le moindre bruit, elle me prenait dans ses bras, m’allaitait tout en continuant son travail, puis me remettait sous son bureau. J’ai ainsi été à l’école jusqu’aux grandes vacances. Ironiquement, ma mère ne s’est pas posée de questions sur la conciliation travail famille. Elle l’a fait spontanément, simplement, maternellement — par amour philoteknos. Et, personne n’a trouvé à redire quoi que ce soit sur cela.

Les grandes vacances furent pour maman une joie perpétuelle. J’ai lu de ses lettres écrites à mon père et datées de cette époque. Elle était la femme la plus amoureuse de son mari sur la terre, et j’étais la plus merveilleuse des petites filles.

Puis en septembre, le temps de lire un télégramme, notre vie a basculé. Sa grande fille — maman, veuve de guerre avec deux enfants, s’était remariée en secondes noces avec mon père — venait d’être tuée d’un coup de fusil en plein visage par son cousin qui avait trouvé l’arme dans un buisson, et s’était amuser à jouer au soldat. C’était hors de tout doute un accident, mais maman ne s’en est jamais remise. Je fus sevrée brusquement. Ma mère n’avait plus une goutte de lait à m’offrir. Son sourire aimant, ses mots doux, sa proximité, ont disparu, et ne sont jamais revenus.

Pendant longtemps, j’ai cru que je les avais inventés, jusqu’au jour où j’ai compris que non ; je ne faisais que les tirer du plus profond de ma mémoire, car l’amour, et surtout l’amour philoteknos, ne s’efface jamais. Il reste là fertilisant l’humus de nos émotions, de nos sentiments, et de nos pensées pour leur donner, envers et contre tout, la couleur de l’espérance qui ne trompe pas (2).

Et alors, sur le champ de bataille, le soldat blessé, alors que sa vie lui échappe, pour apaiser sa douleur, appelle encore : « Maman ».
Que l’amour qui ne peut jaillir que de votre cœur, ô mamans, ne tarisse jamais.

Danièle Starenkyj©2016
www.publicationsorion.com

Références:

1. Cyrulnik B., Sauve-toi, la vie t’appelle, Odile Jacob, 2012.
2. Starenkyj D., Réflexions pour une vie meilleure, Orion, 2015.